Une rapide présentation de nos collaborateurs numériques
Tandis que la musicologie traditionnelle n’utilisait que des outils et ressources restreints (partitions, biographies de compositeurs, analyses écrites…), elle a vu depuis la fin du XXe siècle, en plus du développement de nouvelles branches dans la discipline, l’apparition de technologies numériques élargissant les possiblités pour ses champs d’étude.
Ses applications et l’évolution constante de l’ingéniérie informatique rendant l’usage de la technologie complexe, il semble opportun de nous interroger quand aux diverses améliorations qu’ils peuvent nous apporter dans nos travaux en tant que chercheurs en musicologie. C’est selon deux aspects que nous étudierons ces améliorations, à travers deux logiciels d’analyse et d’édition du son. Je tenterais de lier ces deux outils à mon objet d’étude de M1, soit la représentation d’une vision futuriste via la musique jungle et ses diverses représentations audiovisuelles.
Audacity : ou une vision globale de l'univers sonore
Le logiciel gratuit d’enregistrement, de montage et d’édition du son Audacity est disponible depuis 2000 sous Windows, MacOS et Linux. Il fut développé par Dominic Mazzoni. Les formats de fichier audio compatibles avec le logiciel Audacity sont le mp3 et le wav. De nombreux effets de retouche sonore sont proposés par Audacity (cf vidéo ci-dessous, où j’utilise la version 2.0.0 d’Audacity, sous un système d’exploitation Windows 7, 32 bits) : amplification, fondu en ouverture ou en fermeture (fade-in, fade-out), transposition, vitesse, effet wah wah, écho…
L'usage le plus fréquent que je fais d'Audacity demeure la fonctionnalité "Répéter",
pour effectuer des samples (boucles), afin de pouvoir mieux étudier un fragment de la
musique que je dois analyser (réécoute de la mélodie finale dans le premier exemple
vidéo, caractéristiques des premiers phrasés de saxophone dans le second exemple
vidéo).
Cette fonctionnalité me sert aussi à découper et réorganiser temporellement
(retirer plusieurs secondes de silence au début ou à la fin du fichier audio, retirer une
partie que j'estime superflue...) des chansons que je destine à mon écoute personnelle
ou créer des instrumentaux en guise d'accompagnement pour mes improvisations au
saxophone.
Comme la fin de chaque vidéo en fait la démonstration, Audacity permet
également de produire un spectrogramme relativement simple, notamment pour les
novices à cette notion, dont je fais partie, étant donné que ce mode d'étude de la
musique n'intéresse pas directement mon sujet de recherche. Je peux cependant constater que la représentation spectrale ne diffère pas énormément entre mes deux exemples, le spectre sonore comprennant une proportion importante de basses fréquences, cela correspond aux caractérisques principales de la Drum & Bass / Jungle, dont le principal élément est, comme son nom l'indique, l'importance de la basse (saturée ou non) dans le mixage final et la présence de sonorités percussives polyrythmiques (d'où le déclage des spectres).
Le logiciel Audacity nous permet donc d'organiser le matériau sonore sur
lequel nous portons une étude, dans une meilleure optique de compréhension et
d'appropriation du son. Ainsi, nos divers travaux d'analyse peuvent se voir attribuer
une nouvelle dimension à travers l'analyse de multiples spectres sonores (on pourrait
par exemple porter une étude comparative, fondée uniquement sur un mouvement
d'une sonate et ses diverses représentations spectrales). Ce logiciel comportant aussi
des fonctionnalités d'enregistrement et d'édition du son, il peut être utilisé par tout
compositeur ou musicien afin d'améliorer la qualité de ses enregistrements, mixer
plusieurs pistes audio...
Hexachord : représentations harmoniques
HexaChord, basé sur le langage-script Java, est un logiciel d'analyse
harmonique assistée par ordinateur sur des représentations spatiales d'accords,
généralisant la représentation de l'espace tonal nommée Tonnetz (esquissée dès 1739
par Leonhard Euler). HexaChord a été développé par Louis Bigo, maître de
conférences à l'Université de Lille, spécialiste de la musicologie et ses outils
informatiques, et Antoine Spicher, maître de conférences en ingéniérie informatique à
l'Université de Lille. HexaChord sera à favoriser pour tout sujet d'étude portant sur
une musique enregistrée (sans song book ou partitions édités) ou de tradition orale
(sans notation musicale attribuée, notamment dans le domaine de
l'ethnomusicologie), parce qu'il permet d'effectuer une représentation harmonique
facile à retranscrire et une meilleure analyse des relations tonales, qui, même dans un
contexte d'analyse de partition éditée ou manuscrite, n'apparaîteraient pas si
évidentes. Dans le cadre de mes études sur la jungle / Drum'n'Bass et sa traduction
d'une vision futuriste de notre monde, ce logiciel m'a été particulièrement utile dans
l'analyse du contexte tonal dans lequel s'inscrivent mes objets d'étude.
Mon premier exemple sera le titre Circles d'Adam F, issu de l'album Colours
(1997).
Ce morceau est en tonalité de La mineur. La tonalité est clairement affirmée
dès les premières mesures, en ostinato, avec la triade La Do Mi, parfois avec la
septième Ré (accord de septième de dominante, chiffré +6) ou un autre renversement
de la septième de dominante, La Do Mi Si (chiffré +6 5 barré). Avant le break, on
retrouve un accord composé des notes Ré La Mi Si, soit un accord pivot altéré, vers
Ré avec un enchaînement proche de la sous-dominante Do.
L'harmonie s'enrichit ensuite avec la voix supérieure, créant des clusters Ré Fa
La et La Do Mi joués simultanément, soit les accords respectifs de dominante et de
tonique, alternativement aggrémentés du second degré, Si, comme note étrangère.
L'harmonie de Circles reprend des structures tonales classiques, entre tonique
et dominante, tension et résolution. Pour utiliser cette constatation dans le cadre de
mon sujet d'étude, l'ostinato harmonique (en plus de la percussion polyrthymique
programmée par ordinateur, à la vitesse de 165 PBM) pourrait symboliser un avenir
vers une société répétitive, où tout serait automatisé et numérisé, créant peut être un
environnement ultra-rapide au niveau des déplacements et des communications.
L'aspect redondant des accords pourrait correspondre à l'excès de répétition dans une
société de consommation, idée évoquée par Jacques Attali dans son ouvrage Bruits
(1977) : « La violence menace alors, plus que jamais, de fondre sur une société
insensée, répétitive et mimétique. Se profile à l'horizon la vraie grande crise, crise de
prolifération avec dissolution absolue du lieu du sacrifice, du champ de l'action
politique, et de la subversion. [...] Où il n'y a plus d'usage, de rapport avec les autres
que dans la production collective et l'échange du dépassement. » (p. 91)
Mon second exemple sera le titre Vordhosbn d'Aphex Twin (extrait de l'album Drukqs, 2001).
La représentation graphique Tonnetz nous fait ici prendre conscience de
l'existence d'un réseau de relations harmoniques complexes : dès les premières
mesures, on rencontre une ambiguïté tonale (on repère le couple do dièse - fa qui va
ensuite basculer vers la triade do dièse, fa dièse, mi bémol), avec de fausses relations
chromatiques (accords comportant si, la bémol, do dièse ou si, sol, do dièse ou encore
ré, do dièse, si et si bémol dans le même espace tonal). On pourrait presque parler de
polytonalité ou d'atonalité, une hésitation entre les tonalités de sol bémol mineur et si
mineur. Une telle instabilité harmonique servirait-elle à tradurie une vision
prophétique d'un futur automatisé, un peu à la manière d'une prédiction dystopique.
Le clip (non officiel, aucune version officielle n'ayant été proposée par l'artiste
britannique) représentant, en accéléré, le paysage urbain de Tokyo qui défile depuis la
cabine d'un train automatique, cela pourrait symboliser une rupture de l'harmonie de
l'homme avec la nature, dans un environnement automatisé où notre rythme
biologique s'accélère. On peut y voir également une éventuelle perte des mystères
poétiques entourant notre quotidien, que l'on aurait liés à la lenteur du déplacement
mécanique et, au sens strictement musical, des conventions et normes (harmoniques,
dans cet exemple précis où le langage tonal demeure assez flou et s'éloignent des
harmonies classiques). Pour reprendre à nouveau les propos de Jacques Attali dans
Bruits : « On produit ce que la technologie rend possible, au lieu de créer la
technologie de ce qu'on veut produire. » (p. 230)
Une réflexion sur l'avenir et le potentiel des outils numériques
L'informatique musicale constitue donc à ce jour un enjeu majeur dans l'avenir
de l'ensemble des disciplines et champs d'études musicologiques (iconographie
musicale, analyse musicale de tout genre musical, analyse spectrale et spectromorphologique de matériaux sonores, composition, enregistrements audio et vidéo
sur le terrain en ethnomusicologie...).
En effet, les récents progrès de l'ingéniérie informatique nous ont permis
d'acquérir de nouveaux outils numériques directement applicables dans nos domaines
de recherche, voire même d'en explorer d'autres (analyse cognitive, spectromorphologie...).
Les outils numériques s'avèrent également précieux dans les méthodes
pédagogiques. Comme le manuel PDF Outils numériques pour l’éducation musicale
nous le suggère, les fonctions pédagogiques des logiciels sont aussi variées que leur
nombre toujours croissant. On peut cependant les catégoriser selon trois ensembles de
fonctions :
- Fonctions d’édition, de représentation et de création (représentations graphiques
s'éloignant de la partition traditionnelle, telles que les spectrogrammes, le piano roll
comme on peut l'obtenir via Ableton Live, le Tonnetz présenté par Hexachord,
édition du son, création et transposition de boucles avec par exemple le logiciel
Audacity...),
- Fonctions documentaires (accès aux bases de données discographiques,
audiovisuelles et à d'important catalogues de documents bibliographiques),
- Fonctions de communication (ENT, cloud avec des ressources sonores et
audiovisuelles liées à un cours, travail collaboratif...).
Si les outils numériques ont encore beaucoup de choses à nous apprendre et
nous faire découvrir, ils ne pourront pas, du moins à ce stade d'avancées
technologiques dans lequel nous vivons, remplacer une analyse purement humaine,
fondée sur nos capacités cérébrales et outils subconscients : le ressenti, l'intuition,
l'émotion, la mémoire et les liens cognitifs que notre conscience tisse entre nos
expériences et nos connaissances. L'humain peut encore apprendre beaucoup de choses à la machine et à l'intelligence artificielle, dans une harmonie symbiotique.
Victoire Valentin
Bibliographie
Jacques Attali, Bruits. Paris, P.U.F., 1977. Version PDF disponible ci-dessous :
https://monoskop.org/images/2/2f/Attali_Jacques_Bruits_1977.pdf
Socle Interministériel de logiciels libres (dont Audacity pour l'édition du son) :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Socle_interminist%C3%A9riel_de_logiciels_libres
Présentation d'HexaChord par son créateur Louis Bigo :
https://louisbigo.com/hexachord
Brève historique de la représentation graphique Tonnetz :
https://en.wikipedia.org/wiki/Tonnetz
Manuel PDF Outils numériques pour l'éducation musicale :https://eduscol.education.fr/fileadmin/user_upload/arts/musique/A1_TICCE/Equipem
ent/Outils_numeriques_pour_l_education_musicale.pdf
Proposition de sujet de thèse Outils numériques pour l'optimisation des apprentissages (à titre d'annexe) : https://www.iremus.cnrs.fr/fr/article/proposition-de-sujet-de-these-les-outils-numeriques-pour-loptimisation-des-apprentissages
Vidéographie
Aphex Twin – Vodhorsbn (Drukqs, 1997). Clip non officiel posté sur Youtube le 7
octobre 2012 : https://youtu.be/XYrQC-jWMFM (consulté le 09/01/2021)
Exemple Vidéo 1 : https://youtu.be/MsSS4nlf3AM
Exemple Vidéo 2 : https://youtu.be/Z6Uy1PjaIvM
Exemple Vidéo 3 : https://youtu.be/EnGi18YGRJg
Exemple Vidéo 4 : https://youtu.be/ijBKTmV_qkk